Haïti et déperdition des valeurs
La jeunesse haïtienne est pilotée par tout un éventail d’inquiétudes, de soucis et d’ambitions. D’une part, elle est rongée par le mal du pays en crises constantes, qui s’aggrave, empire considérablement. D’autre part, elle est obsédée par le désir ou le rêve légitime de quitter son pays ou plutôt son île. Ce rêve qui obnubile sa pensée, lui impose alors l’obligation de fouiner, comme moi parfois, sur le net en quête de bourses d’études. Dès lors, on est prêt à apprendre n’importe quoi, pourvu que ce soit hors de son pays. En effet, j’invite à comprendre qu’Haïti n’endure pas seulement une hémorragie de militants (militants détruits ou exilés pour causes politiques), mais aussi une hémorragie de valeurs. Et, cette hémorragie entrave beaucoup le développement du pays, puisque, selon moi, le développement d’un pays repose sur le capital humain.
Parler de l’hémorragie des valeurs dans un contexte aussi clair, c’est dire que les jeunes, pour la plupart, tendent totalement à échapper à leur milieu d’origine, à leur classe sociale. Avant de vouloir quitter le pays, ils sont, pour moi, des transfuges de premier degré (c’est-à-dire qu’ils changent d’abord de région ou de province en quête d’un mieux-être). Nombreux quittent leur province pour venir s’installer dans la capitale. Ils croient que la capitale possède les meilleures facultés d’Etat, et qu’il leur est plus facile de trouver un emploi. Ce qui est faux ! Les crises sont les mêmes partout. En outre, Port-au-Prince reste, pour moi, le théâtre des hostilités. Une ville trépidante où la vie s’imagine toujours péjorativement comme quelque chose de volcanique. Je pose donc ici une notion sociologique, celle de « transfuge de classe ». Celui qui est né dans un milieu social va vivre adulte dans un tout autre milieu social. Qui plus est, on ne pense pas toujours à retourner à son milieu d’origine. Je dois préciser que les cas les plus fréquents sont ceux de mobilité sociale ascendante par la voie scolaire.
Normalement, il appert que cette fuite constante de valeurs et de cerveaux qui contribue à maintenir le pays dans la cavité amniotique du sous-développement, dans l’aventure et le chaos, témoigne aussi du non-respect des droits fondamentaux inhérents à l’Haïtien, précisément aux jeunes. Les jeunes aspirent à une éducation de qualité. Ils ont besoin de se nourrir et de se vêtir convenablement. Ils ont besoin d’électricité pour étudier etc. Ils ont besoin de professeurs dans leur salle de classe aux heures de cours. Ils ont besoin d’espérer d’un ferme et juste espoir de réussir, non désespérément ou contre leur gré. Dans ce cas, l’Etat leur doit une assistance tant sociale qu’économique. Il faut qu’il y ait une politique à résorber le chômage. Ils sont nombreux les parents qui se trouvent involontairement privés d’emploi. Ceux qui se disent employés ou travailleurs ont, pour la plupart, un salaire grotesquement disproportionné à leurs besoins socioéconomiques, et surtout à ceux de leurs enfants.
En effet, les conditions sociales actuelles sont jugées incapables de répondre adéquatement aux standards sociaux. D’où une situation de problème social, et l’opinion de la collectivité la considère ainsi. Cette situation est considérée comme telle, car le décalage entre les normes et les conditions factuelles ou réelles de la vie sociale est nécessairement perçu comme corrigible, et la population doit croire qu’elle peut y remédier. À cet effet, l’Etat doit jouer efficacement son rôle qui est, avant tout, d’améliorer les conditions d’existence du peuple. Sans le respect des droits fondamentaux et sans poser le problème social, la cohésion sociale reste davantage compromise. Et, selon moi, c’est en posant un regard pluriel et holistique sur la réalité sociale que l’Etat parviendra à suturer, à un certain niveau, les relations sociales. Sans quoi, l’inquiétude des jeunes par rapport à leur avenir catalysera toujours cette hémorragie dont, je le précise, seul le respect de leurs droits fondamentaux constitue le garrot ou l’hémostase.
En fonction de ces analyses, les jeunes qui représentent, pour moi, le fer de lance de la nation, méritent l’assistance réelle et honnête de l’Etat. L’assistance de l’Etat, comme le respect des droits de la jeunesse, est le baromètre de la confiance juvénile. J’invite à comprendre ici que dans la perspective d’une nouvelle Haïti, il est vital d’accompagner les jeunes et de tabler sur leurs potentialités. Les problèmes sociaux qui requièrent, par ailleurs, l’emploi des moyens symboliques, économiques et techniques de l’action sociale, doivent être aussi perçus comme provenus de plaintes de la jeunesse. Ils régissent, dans un certain contexte, l’optique des grèves et revendications populaires. Toutefois, la seule référence à des faits objectifs ne suffit pas à jeter les bases de l’émergence d’un problème social. La dimension subjective des problèmes sociaux est tout aussi importante. C’est la dimension des valeurs dont la question est aussi centrale dans l’analyse des problèmes sociaux.
En définitive, cet article tend à sensibiliser à la complexité de l’analyse des problèmes sociaux, car il faut prendre en considération une multiplicité de points de vue. Cette analyse veut un regard sur les conditions objectives, les conditions subjectives, les conflits de valeur, les processus de construction sociale. Un regard aussi sur les diverses formes ou modalités de l’intervention sociale et de prise en charge des problèmes sociaux qui renvoient, pour l’anthropologue français Louis Dumont, à des jugements de valeur, c’est-à-dire à des normes collectives. De mon côté, je pose les problèmes sociaux comme des revendications légitimes, le plus souvent basées sur l’énoncé d’un droit particulier. Cette légitimité appelle de par des lois au respect des droits fondamentaux. Et, ce respect est de satisfaire, dans une certaine mesure, aux revendications légitimes des jeunes que je perçois comme des valeurs en extinction, à défaut même de ce respect.
Éliphen Jean
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